Grammaire à l’école (1) : Les traditions, l’opinion, la science et les orientations du ministère font-elles vraiment bon ménage ?

M. Philippe Monneret, Professeur des Universités en sciences du langage (Université de Paris IV Sorbonne) est intervenu à ESENESR le 27 septembre 2018 dans le cadre du séminaire des inspecteurs de l’éducation nationale 1er  degré. Devant un parterre d’inspecteurs, diffusé en direct via Youtube [1] et via le réseau Canopé, M. Monneret avait la mission de détailler le nouveau cap fixé à l’enseignement de la grammaire par les « ajustements aux programmes », enseignement qui a connu tant de vicissitudes au cours des dernières décennies.

Je vous propose une analyse thématique en trois parties de cette intervention largement médiatisée.


1ère partie : la question de la terminologie

La question de la terminologie est depuis très longtemps une question vive de la grammaire scolaire. Dès 1906, Ferdinand Brunot évoquait le travail d’une commission à qui le Recteur [de Paris et Ministre de l’Instruction Publique] avait confié la mission « d’unifier et de simplifier la nomenclature grammaticale »[2]. Déjà, certaines dénominations posaient problème :

« Certains compléments continueront à s’appeler « circonstanciels ». La Commission elle-même avertit que ce mot n’a aucun sens précis, et laisse entendre que, dans une foule de cas, il n’est pas bon. »

Débat plus que centenaire, donc…

Dans une contribution de 2014 [3], Patrice Gourdet (enseignant-chercheur à l’ESPE de Cergy-Pontoise) notait à quel point la nomenclature alors en usage était disparate, issue de descriptions grammaticales hétéroclites, masquant de fait la cohérence du système de la langue.

Dans son intervention à l’ESENESR, M. Monneret esquisse quant à lui une critique de la nomenclature grammaticale telle qu’elle avait adoptée par le CSP en 2016. Déclarant : «  Il faut que les concepts que l’on va proposer pour la description grammaticale soient accessibles », il laisse entendre que ce n’était  pas le cas pour le prédicat, le complément de verbe ou le complément de phrase, qui ont disparu des ajustements 2018.

Par ailleurs, il précise qu’il importe de « tenir compte des traditions.  On a tenté parfois de modifier un peu brutalement les traditions d’enseignement. On ne peut pas les ignorer. »

Autrement dit, l’introduction de termes nouveaux aurait demandé plus de progressivité. Pour préciser sa pensée, il ajoute : « On peut changer les choses, mais d’une manière lente, patiente, progressive » … On voit mal pourtant comment passer progressivement d’une terminologie à l’autre. Cette opinion  est d’autant plus surprenante qu’il se félicite par ailleurs que les termes adjectifs possessifs, adjectifs démonstratifs aient jadis été remplacés par déterminants possessifs, déterminants démonstratifs : de ce fait, la classe des déterminants a gagné en clarté et en cohérence. Il ajoute que, bien que ces évolutions aient  provoqué des résistances, elles ont constitué un progrès. Mais alors, pourquoi n’aurait-ce pas été le cas pour complément de verbe et complément de phrase ? Il ne le précisera pas.

Les traditions invoquées, pourtant, sont beaucoup moins nettes qu’il n’y parait. Une étude minutieuse des programmes (cf. tableau ci-dessous) depuis plus d’un siècle montre que la désignation complément d’objet et ses variantes est apparue sept fois dans les textes officiels, contre onze occurrences de complément du verbe et de ses variantes. Le COD fait sa première apparition en 1972. Il n’a par conséquent rien de plus traditionnel que le complément du verbe, qui lui figure dans les programmes dès 1902 ! Il faut donc se méfier de ces pseudo évidences. La vérification des sources ne fait-elle pas fait partie des exigences de base ?

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Pour justifier le énième revirement terminologique provoqué par les ajustements, M. Monneret concède : « On doit tenir compte de l’opinion, même pour faire de la grammaire », avant de rappeler brièvement l’affaire du prédicat : « Il y a eu une réaction de l’opinion et donc un retrait de cette notion. » Cette phrase est tout à fait surprenante dans le contexte de cette intervention. Est-ce vraiment l’opinion qui doit statuer sur la terminologie grammaticale  ? Par ailleurs, prétendre qu’il y a eu une réaction de l’opinion me semble très inexact. La réaction a été plutôt celle d’un certain nombre de faiseurs d’opinion (intellectuels, journalistes, politiciens) qui ont monté cette affaire en épingle, en manifestant d’ailleurs une ignorance coupable de la question puisque la plupart confondait allègrement COD et prédicat !

Il faudrait, donc, tenir compte de l’opinion et des traditions. Mais ce n’est pas tout : M. Monneret invoque un large consensus sur ces questions dans la communauté des linguistes. C’en serait donc fini des guerres de chapelles… Mais est-ce vraiment le cas ? Dans la Grammaire méthodique du français, ouvrage de référence dans le monde universitaire, on peut lire :

Les grammaires traditionnelles définissent le complément d’objet comme « la personne ou l’objet sur laquelle passe (« transite ») l’action exprimée par le verbe et effectuée par le sujet. » Cette conception de la transitivité est battue en brèche par de nombreux contre-exemples. Son inadéquation tient non pas à son caractère sémantique, mais au fait que le rapport instauré par le verbe entre les rôles sémantiques du sujet et du complément a été indument assimilé à une action du premier sur le second […] [4]

Consensus, disiez-vous ?

Commentant les ajustements parus en juillet, M. Monneret concède : « Il faut tout de même tenir compte de ce qu’indique le ministère ». Il semble par là-même souligner le manque de cohérence entre les apports institutionnels et les apports scientifiques, alors que le patient processus d’écriture des programmes 2016 était justement parvenu à concilier les deux parties.

Tenir compte de l’opinion, des traditions, du ministère… Ce n’est pas exactement conforme au positionnement scientifique qu’on est en droit d’attendre d’un expert de la question.

Mais c’est avant tout sur le terrain didactique que ce retour en arrière terminologique est totalement contreproductif. Bizarrement, M. Monneret ne rentre pas du tout dans cette thématique, pourtant essentielle pour l’enseignement de la langue.

Complément d’objet, de même que complément circonstanciel, sont des désignations au sens opaque pour la plupart des élèves. La terminologie retenue par les programmes 2016 avait le mérite d’une grande cohérence conceptuelle ;  l’élève était en mesure de comprendre que tout complément … complétait un élément de la phrase : le complément du nom complète un nom, le complément d’adjectif complète un adjectif, le complément de verbe complète un verbe, et le complément de phrase complète l’ensemble de la phrase. Est-ce à dire que le complément d’objet complète l’objet ? Pas du tout, il est lui-même l’objet ! Cette désignation mal ficelée obscurcit inutilement le concept de complément depuis des décennies, et au nom de la tradition ou de l’opinion, on s’y résigne. Tant pis pour les élèves.

Dans la deuxième partie de ce texte , j’analyserai les étonnantes préventions de M. Monneret à l’encontre de bien des points des ajustements 2018. Où l’on verra que l’expert, désigné par le ministère pour porter cette réforme, semble (à son insu ?) jouer contre son camp…

Aller à la 2e partie de l’analyse

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NB : J’avais proposé il y a quelques jours cette analyse au Café Pédagogique pour publication. La rédaction a décliné ma proposition, trouvant d’abord l’analyse trop longue. J’ai alors proposé de n’en publier qu’une partie, et le Café Pédagogique n’a pas daigné répondre à cette nouvelle proposition de ma part. Tricard au Café… Perplexité et déception après des années de bonnes relations.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=xpNPC6ooOdk

[2] L’enseignement de la langue française : ce qu’il est, ce qu’il devrait être dans l’enseignement primaire  F. Brunot, éd. Librairie Armand Colin.

[3]   Contribution aux travaux des groupes d’élaboration des projets de programmes C 2, C3 et C4, P. Gourdet. CSP, 2014

[4] Grammaire méthodique du français, M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, PUF

    • Karina Atzori a dit :

      Je tiens aussi à vous remercier pour votre article. J’aurais beaucoup de plaisir à échanger avec vous, si vous le souhaitez.
      Je ne suis pas dans le dogmatisme : au contraire, je cherche ce que chaque point de vue apporte de constructif.
      Votre tableau chronologique est vraiment significatif. Il serait intéressant de le compléter sur tous les points de la terminologie. Je relève depuis trente ans tous les changements…

  1. Karina Atzori a dit :

    Une grammaire ad hoc existe, conçue à partir des apports de la linguistique et des grammaires universitaires modernes, mais adaptée à une efficacité scolaire (qui vise, ne l’oublions pas, la maîtrise de la langue par l’écriture correcte de textes divers, et l’auto-correction).
    Sa terminologie mettrait tout le monde d’accord. Ce n’est pas une grammaire de texte, certes, mais elle permettrait d’y venir, tout en douceur.
    Cette grammaire, je l’ai élaborée sur « le terrain » et elle forme les futurs professeurs des écoles, perdus dans les grammaires universitaires. Alors, vous le devinez : je suis tout simplement ignorée par le monde de l’Éducation. L’époque est aux grands pontes ! Les petits profs ne sont pas fiables, semble-t-il… Tant pis, je diffuse librement et bénévolement. Je fais des heureux, qui aiment enfin enseigner la grammaire sans « se prendre la tête ».
    Mon pseudonyme est : Katherine Damboise.

  2. Ayant appris le complément d’objet à l’école primaire – et c’était avant 1972 – il serait bien étonnant que ce dernier soit apparu dans les I.O. de cette année-là. Ou alors mes instits de l’époque étaient de dangereux progressistes qui cachaient bien leur jeu.
    (Et mes parents l’avaient appris avant moi me semble-t-il.)

    • Il ne faut pas confondre programmes officiels et pratiques réelles dans les classes… Un cas récent : combien de classes de cycle 3 ont vraiment découvert le prédicat entre 2016 et 2018 ? Et pourtant la notion était bien au programme…

      Un témoignage intéressant sur le facebook de Charivari : « Je me souviens que quand j’étais enfant, ma grand mère me faisait souvent travailler et elle me disait: nous on n’avait pas tous ces coi , cod… et on avait une meilleure orthographe que vous. A quoi ça sert tout ça? »

  3. Muriel Curado a dit :

    Article très intéressant où l’on comprend bien que la supériorité affichée de la pensée politique justifiée par une pseudo expertise n’a pas fini de saper le travail quotidien des petits enseignants que nous sommes…