Comprendre les systèmes d’écriture pour mieux enseigner le nôtre

Après le long préambule d’hier (CLÉO G.S. : l’aventure commence !) , entrons dans le vif du sujet !

L’écrit est une invention historico-culturelle (Emilia Ferreiro). Il a fallu des millénaires pour passer d’une écriture purement idéographique à un système alphabétique. Chaque enfant, s’engageant dans la conquête de l’écrit, revit en accéléré, en quelque sorte, l’évolution de l’écriture à travers les âges. Il va construire des représentations de l’écrit successives, partielles et provisoires, jusqu’à parvenir à comprendre l’organisation de notre langue écrite où les sons du langage sont codés par des graphèmes (lettres ou groupes de lettres) selon un système stable et permanent (… ou presque, pour ce qui est du français !)

La réflexion que je vous propose aujourd’hui va nous permettre de mieux comprendre en quoi la connaissance des systèmes d’écriture les plus anciens peut nous être utile à mieux enseigner le nôtre.


Avant toute chose je voudrais remercier Rémi Brissiaud (est-il besoin de rappeler qu’il est maitre de conférences honoraire en psychologie cognitive à l’université de Cergy-Pontoise), Marie-Line Bosse (professeure de psychologie à l’université de Grenoble-Rhône-Alpes) et Patrick Picard (formateur) qui m’ont apporté une aide précieuse pour la rédaction de ce texte.


Du principe idéographique au principe alphabétique

  • En chinois mandarin (vers 1 200 av. J.-C.), les caractères représentent des objets du monde symbolisés. Cette langue écrite ne repose pas sur le principe alphabétique : les symboles utilisés ne sont en rien liés à la prononciation des mots. Deux systèmes, l’un graphique, l’autre phonologique, coexistent indépendamment l’un de l’autre. On peut lire (au sens de comprendre) le mandarin sans savoir le prononcer. Apprendre le mandarin écrit consiste donc à mémoriser un très grand nombre d’idéogrammes.

  • En japonais, deux systèmes coexistent : les kanji, qui sont des idéogrammes hérités du chinois (VIIIe siècle après J-C.) et les hiragana et katakana qui s’écrivent à l’aide de kana, caractères représentant des syllabes (à partir du Xe siècle après J.-C.).

Les kana ne peuvent pas être décomposés en phonèmes. Ce n’est donc pas une langue alphabétique. Cependant, au moyen d’un nombre limité de syllabes, le lecteur peut prononcer les mots, même ceux qu’il ne connait pas.


  • Le coréen écrit (hangul), apparu au XVe siècle, est particulier : c’est une langue alphabétique, reposant sur un alphabet de 10 voyelles et 14 consonnes de base, mais qui se combinent sous la forme de caractères.

Par exemple, le mot « gabang » (cartable) se décompose ainsi :

Les petit·e·s Coréen·ne·s commencent à reconnaitre les syllabes simples (composées d’une consonne et d’une voyelle) dès l’âge de 4 ans, au jardin d’enfants ou dans le cadre familial. Cependant, il n’est pas exigé que les élèves soient capables d’analyser les différents éléments constituant chaque syllabe. Ils apprennent donc la valeur sonore de chaque syllabe écrite « en bloc », sans chercher d’emblée à analyser les éléments constituant chaque caractère syllabique.

Ce n’est qu’en première année d’école élémentaire qu’il est demandé de « connaitre les noms et les valeurs isolées des caractères Hangul, comprendre la relation entre les sons et la notation, utiliser correctement les signes de ponctuation, les lettres et les caractères » (Curriculum sud-coréen, 2015)

Au jardin d’enfants, on travaille donc la phonologie au niveau de la syllabe, en associant étroitement la syllabe orale à sa représentation graphique.


C’est un choix conforté par de nombreuses recherches internationales : les élèves de 4 à 5 ans sont, dans leur immense majorité, capables de manipuler les syllabes (déplacement, doublement, retrait, ajout…). En revanche, la manipulation de phonèmes est très problématique. Et cela est indépendant de la culture ou de la langue des élèves. Segmenter et manipuler des syllabes est une aptitude commune à tous les êtres humains, tandis que la capacité à segmenter et manipuler des phonèmes n’apparait pas spontanément : seules les personnes ayant appris une langue alphabétique en sont capables. Des Chinois·es lettré·e·s, ayant appris le mandarin et assimilé des milliers d’idéogrammes, sont incapables d’avoir une activité métalinguistique sur les phonèmes composant les mots de leur langue, car l’apprentissage du mandarin écrit ne s’appuie pas du tout, et pour cause, sur les relations graphophonologiques.

  • Depuis l’invention de l’écriture, l’humanité est donc passée progressivement d’un système idéographique à un système alphabétique. On peut schématiser cette évolution ainsi* :

  • On voit, au cours de l’histoire, que l’apprentissage de la langue écrite repose de moins en moins sur la mémoire « brute » et de plus en plus sur les compétences analytiques. Dans le même mouvement, on passe d’un système totalement indépendant des sons de la langue à un système demandant des compétences de discrimination des éléments de la langue de plus en plus fines. Progressivement, l’humanité a segmenté les énoncés écrits en mots, puis en syllabes, puis en phonèmes. Ce qui a pris des siècles, les enfants vont le revivre en quelques mois… Nous verrons dans le prochain article que cette question des habiletés phonologiques est centrale dans l’apprentissage de toutes les langues alphabétiques. A demain !

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* Un lecteur m’a fait remarquer, à juste titre, que les langues occidentales ne dérivent pas des langues orientales. Il m’a par ailleurs alerté sur le risque de laisser entendre que  les langues alphabétiques sont supérieures aux langues idéographiques ou syllabiques. Il n’en est rien, évidemment. Cette perspective historique de l’évolution des langues, sommaire et partielle, n’apparait ici que dans le but de mieux comprendre les enjeux de l’entrée dans l’écrit en français. [retour]