M. Philippe Monneret, Professeur des Universités en sciences du langage (Université de Paris IV Sorbonne) est intervenu à l’ESENESR le 27 septembre 2018 dans le cadre du séminaire des inspecteurs de l’éducation nationale 1er degré. Devant un parterre d’inspecteurs, diffusé en direct via Youtube [1] et via le réseau Canopé, M. Monneret avait la mission de détailler le nouveau cap fixé à l’enseignement de la grammaire par les « ajustements aux programmes », enseignement qui a connu tant de vicissitudes au cours des dernières décennies.
Je vous propose une analyse thématique en trois parties de cette intervention largement médiatisée.
1e partie : Les traditions, l’opinion, la science et les orientations du ministère font-elles vraiment bon ménage ?
2e partie : des préventions inattendues contre les ajustements 2018
Tout au long de sa présentation, Philippe Monneret navigue entre une attitude de respect dû à la « puissance invitante » et un positionnement très critique envers les ajustements des programmes publiés en juillet 2018. Une phrase semble résumer à elle seule cette ambivalence : « Nous ne vivons pas dans un monde idéal, où seul l’esprit de la science règne, nous vivons dans un monde réel où il y a des enjeux politiques de toutes sortes ». Le pilotage par la science, mis en avant par le ministère, qui s’appuie désormais sur un Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale, ne serait-il plus un principe directeur pour l’élaboration des programmes ?
Les constituants de la phrase
M. Monneret passe un long moment à commenter le nouveau texte, notant plusieurs difficultés ou inexactitudes dans la présentation des constituants de la phrase. Au cycle 2,
« Il y a cette compétence “hiérarchiser les constituants de la phrase” (ce qui est une très bonne chose), parmi lesquels figurent “les compléments”. Or, les compléments, ce n’est absolument pas une catégorie linguistique : il y a d’une part les compléments du verbe et d’autre part les compléments circonstanciels qui sont dans une tout autre catégorie. Il ne faudrait pas croire que la catégorie “les compléments” est une catégorie homogène. Il y a une catégorisation qui n’apparait pas dans les programmes mais il faut avoir à l’esprit que la catégorie des compléments est une catégorie double. »
Pour le cycle 3, il se livre au même type d’explication de texte : Remarquant qu’une seule entrée liste, sans les hiérarchiser, tous les types de compléments (« différencier les compléments : COD, COI, compléments circonstanciels de temps, de lieu, de cause… ») il ajoute :
« Ici, ça n’est pas explicite, et c’est pour cette raison que je vous le précise, il y a vraiment une barrière entre d’une part COD/COI et d’autre part les compléments circonstanciels. »
Rappelons que la réécriture de ces programmes visait à ajuster et à clarifier des textes qualifiés par M. Blanquer de difficiles à comprendre.
Or, le texte de 2016 faisait une distinction nette entre compléments de verbe et compléments de phrase. Par ailleurs, l’introduction de la notion de prédicat renforçait la visibilité de la structure de base de la phrase : (le prédicat était ainsi décrit : très souvent un groupe verbal formé du verbe et de compléments du verbe) . Ce qui était explicite dans le texte précédent est désormais confus et, hélas, sujet à interprétation.
Etiquettes, catégories
M. Monneret se montre également très critique sur la notion de « mots invariables » qui ne constituent pas à proprement parler une classe de mots. Il concède que « c’est une notion qui peut être utile en classe, en particulier pour les problèmes orthographiques, mais il ne s’agit pas d’une classe de mots ». On voit ici que les considérations linguistiques académiques prennent le pas sur les considérations didactiques. Nous ne sommes pourtant pas à la Sorbonne, mais dans un séminaire d’inspecteurs… Quel enseignant·e serait prêt·e à abandonner la dénomination « mots invariables », si utile à l’entrée dans le système de la langue ? Elle permet une première catégorisation en deux « super-classes » : les mots variables d’une part (noms, verbes, adjectifs, déterminants, pronoms) et les mots invariables de l’autre (prépositions, adverbes, conjonctions, interjections). D’un point de vue didactique, cette première catégorisation est précieuse, surtout au cycle 2. On peut d’ailleurs décrire les mots invariables comme des mots qui ne sont ni au masculin, ni au féminin, ni au singulier, ni au pluriel [2], ce qui les distingue clairement de certains substantifs (par exemple voix, cité par M. Monneret) que l’on décrit comme des noms qui ne changent pas au pluriel [3]. Clarté cognitive, précision des concepts et didactisation de ces concepts pour les rendre accessibles à des élèves de 7 ou 8 ans ne sont en rien inconciliables.
A un autre moment, M. Monneret pointe une incohérence dans l’écriture des programmes : « C’est un point un peu délicat… En lisant un peu vite on peut être induit en erreur » En effet, au cycle 2, le nouveau texte demande d’ identifier les articles définis et indéfinis (sans préciser à ce stade qu’ils appartiennent à la classe plus large des déterminants). Au cycle 3, il est indiqué que le nom, le déterminant, l’adjectif ont été vus au cycle précédent. (sans préciser que la classe des déterminants n’a pas, en fait, été étudiée au Cycle 2). Marchant sur des œufs, l’intervenant explique que « les déterminants sont une classe générale dans laquelle sont intégrés les articles. » Leçon de grammaire assez surréaliste quand on songe au fait que son auditoire est exclusivement constitué de cadres de l’Éducation Nationale… Il conclut en disant « Là il y a un petit problème de formulation, mais ce n’est pas très grave finalement. » Le texte de 2016, lui, avait été rédigé avec toute la rigueur et la précision dues aux enseignant·e·s comme à leurs élèves :
Au cycle 2 : Dans le groupe nominal sujet : identifier le nom, le déterminant, l’adjectif éventuel.
Au cycle 3 : Classes subissant des variations : deux noyaux, le nom et le verbe. Le déterminant – l’adjectif – le pronom
Au cycle 4 : Les principales classes de mots (sans excès terminologiques)
Mais puisqu’on nous dit, que finalement, ce n’est pas très grave…
Un autre point assez subtil fait vivement réagir M. Monneret à la lecture des ajustements des programmes : « Verbe conjugué / non conjugué : ça ne signifie rien ! » Il appelle de ses vœux la disparition à plus ou moins brève échéance de cette distinction terminologique propre à la tradition scolaire (pourquoi supprimer celle-là et préserver les autres ? On ne sait pas trop…) Il faudrait, selon lui, parler d’un « verbe conjugué à un mode personnel ou à un mode non personnel. » Sur ce sujet encore, quel·le enseignant·e est prêt·e à suivre sans délai cette recommandation ? Dans la réalité des pratiques, on parle d’ailleurs majoritairement de verbe à l’infinitif et pas de verbe non-conjugué, ce qui prouve que la profession trouve souvent, sans qu’on lui en sache gré, des solutions pragmatiques à des problèmes théoriques.
Pour conclure (provisoirement), je citerai cette phrase de M. Monneret : « Quoiqu’on fasse dans ce domaine [de la grammaire], il y a toujours des résistances, mais il faut tout de même avoir de vrais arguments. » En fait d’arguments, presque malgré lui, M. Monneret a plutôt fourni des munitions lourdes à celles et ceux qui s’interrogent sur la pertinence de ces ajustements.
Si l’expert chargé de défendre ce texte se montre aussi peu convaincant, qui peut maintenant monter au créneau ? Le Ministre lui-même ?
Dans une troisième et dernière analyse consacrée à cette intervention, je montrerai demain dans quelle mesure l’expertise linguistique d’un Professeur d’Université peut sembler inopérante dès qu’on s’avance sur le terrain de la didactique.
Aller à la 3e partie de l’analyse
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[1] https://www.youtube.com/watch?v=xpNPC6ooOdk
[2] Aide-mémoire CLÉO CE2, éd. Retz, 2017
[3] Ibid.
Pascal Landragin a dit :
Analyse précise et pertinente de ce moment sur (sous?)-réaliste qui a laissé à une partie de l’auditoire un sentiment dubitatif… à bientôt vous voir à Thionville.
aalys a dit :
Bonjour,
Pour dire fous et folles en écriture inclusive, avec le point milieu, à quoi cela ressemble ? Merci !!
antoine a dit :
Ça ressemble … à rien 😉 En fait, l’écriture inclusive n’impose pas des graphies illisibles. Elle permet, quand cela ne gêne pas la fluidité de la lecture, d’inclure la moitié de l’humanité. En tout cas c’est de cette façon que je l’envisage.
PS : c’est pour cela qu’il est préférable d’opter pour la sagesse, « les sages » ne pose aucun problème 😉