Grammaire à l’école (3) : Quand un linguiste s’aventure sur le terrain de la didactique

Philippe Monneret, Professeur des Universités en sciences du langage (Université de Paris IV Sorbonne) est intervenu le 27 septembre 2018 dans le cadre du séminaire des Inspecteurs de l’Éducation Nationale 1er  degré. Diffusée en direct via Youtube [1]  et via le réseau Canopé, l’intervention de M. Monneret avait pour but de détailler le nouveau cap fixé à cet enseignement qui a connu tant de vicissitudes au cours des dernières décennies.

Je vous propose la troisième et ultime partie de l’analyse de cette intervention largement médiatisée.

 1e partie : Les traditions, l’opinion, la science et les orientations du ministère font-elles vraiment bon ménage ?
 2e partie : des préventions inattendues contre les ajustements 2018

3e partie : quand un linguiste s’aventure sur le terrain de la didactique

Dans la droite ligne d’un François Fillon qui, pendant la campagne présidentielle de 2017 dénonçait une « caste de pédagogues prétentieux qui ont imposé des programmes jargonnants et qui ont pris en otage nos enfants au nom d’une idéologie égalitariste », le Ministre actuel prétend s’appuyer sur la science et sur ses avancées (excluant implicitement les sciences « molles ») pour piloter le système éducatif. Les « ajustements et clarifications » des programmes de français, publiés en juillet dernier, témoignent de cette inflexion. La méfiance affichée envers les pédagogues touche également les didacticiens de la discipline : la démission du CSP de Sylvie Plane en janvier dernier l’a hélas démontré.

Au Ministère, la question de la large diffusion des nouvelles instructions se posait sans doute en ces termes : qui, pour porter les orientations nouvelles, sinon un scientifique incontestable ? De préférence un spécialiste en neurolinguistique pour être « raccord » avec le tropisme actuel du ministère pour les neurosciences…

Philippe Monneret a donc été chargé de cette mission. Brillant linguiste ne s’étant jamais, au cours de sa carrière, intéressé de près ou de loin à la didactique de l’enseignement du français, il sert de caution scientifique à ces nouvelles directives ministérielles.

Son intervention à l’ESENESR est révélatrice d’un courant de pensée selon lequel les savoirs académiques sont l’alpha et l’oméga de l’enseignement de la grammaire. Serait-ce à dire qu’une fois les connaissances à transmettre précisément définies, il n’est plus besoin de pédagogie ? L’analyse  montre à quel point cette approche peut sembler naïve et fragile.

Généralisations hâtives

D’abord, on constate, dans les propos de M. Monneret,  des observations dénuées de fondement scientifique, servant malgré tout de base à des généralisations hâtives :

M. Monneret cite le cas d’ « agrégatifs qui ne savent pas ce qu’est une préposition ou un adverbe ». Serait-ce là le signe avéré de la faillite de l’enseignement de la grammaire à l’école ? Rien de moins sûr, je vais essayer de le montrer par une anecdote personnelle : lorsque j’ai passé le concours de l’École Normale d’Instituteurs, juste après mon bac, j’ai été mis en difficulté par l’épreuve d’analyse grammaticale. J’avais « oublié » ces savoirs scolaires qui, pourtant, avaient été mon quotidien d’écolier et de collégien des années 70. Plus exactement, j’avais internalisé, assimilé et automatisé le système du français, conservant la faculté de rédiger et d’orthographier correctement, mais sans pouvoir accéder aux savoirs déclaratifs ayant contribué à la construction de ces compétences. Cette internalisation, ou procéduralisation des connaissances, est un processus très bien décrit par la psychologie des apprentissages. Qui, à part les enseignant·e·s et les linguistes, conserve toute sa vie la capacité à manipuler explicitement la grammaire ? Bien peu de gens en vérité.

Dans le même ordre d’idées, s’appuyant sans doute sur des croyances régulièrement renforcées par les médias, M. Monneret affirme que « pendant très longtemps on a considéré que cela ne servait pas à grand-chose de faire de la grammaire. » A quelle époque précise fait-il référence sinon à la période 2002-2007, soit cinq courtes années… Les historiens de l’éducation montrent pourtant que c’est la critique inverse qui a largement prévalu depuis plus d’un siècle. L’enseignement de la  grammaire a souvent été fustigé pour son côté abscons, peu opératoire et chronophage. Voyez par exemple les premières lignes d’un ouvrage datant de … 1909 !

Ferdinand Brunot, L’enseignement de la langue française, éd. Armand Colin

Citant la note de service du 25 avril 2018, Enseignement de la grammaire et du vocabulaire : Enjeu majeur pour la maitrise de la langue française, M. Monneret commente cet enjeu comme « quelque chose de nouveau ».  Cela dénote une connaissance pour le moins lacunaire des textes précédents.

En réalité, le temps consacré aux activités d’étude de la langue à l’école surpasse, et de loin, celui consacré à la production d’écrits. On fait beaucoup de grammaire, d’orthographe, de conjugaison, de vocabulaire dans les classes, le problème n’est pas de réaffirmer cette priorité, mais bien d’utiliser ce temps de manière plus efficace.

Affirmation plus surprenante encore de la part d’un scientifique :

« Nous ne disposons d’aucune preuve expérimentale permettant d’affirmer que l’enseignement de la grammaire a un retentissement sur l’ensemble des capacités linguistiques des élèves. Nous ne disposons pas de point d’appui scientifique pour pouvoir affirmer que l’enseignement de la grammaire est efficace. »

Il s’agirait donc, selon M. Monneret, d’engager les élèves dans ces apprentissages en vertu d’un « pari » sur leur efficacité (en référence au pari de Pascal) ! Je ne peux m’empêcher de trouver douteux ce parallèle entre, d’une part, une conjecture d’ordre métaphysique, et d’autre part des décisions rationnelles, s’appuyant sur des faits, sur des données, et non sur des croyances. Est-ce là la méthode du ministre quand il dit s’appuyer sur la science ?

Pourtant, inutile d’organiser des épreuves en laboratoire pour savoir qu’en dehors d’un apprentissage structuré et explicite de la grammaire française, nul ne peut accéder à la maitrise de cette langue à l’écrit. La complexité des flexions du français (notamment les pluriel en –s / -nt, les finales verbales en [e]) et les nombreux homophones fait qu’il est impossible de maitriser le code écrit sans passer par une connaissance des classes grammaticales et des structures syntaxiques. Et c’est précisément l’objectif premier de l’enseignement de la grammaire : le texte des ajustements 2018 est on ne peut plus clair sur ce point.

Les objectifs essentiels de l’étude de la langue durant le cycle 2 sont liés à la lecture et à l’écriture. Les connaissances acquises permettent de traiter des problèmes de compréhension et des problèmes orthographiques. (cycle 2)

Le cycle 3 marque une entrée dans une étude de la langue explicite, réflexive, qui est mise au service des activités de compréhension de textes et sur l’écriture de textes.

Nous sommes donc très loin d’un pari « raisonnable », pour reprendre l’expression de M. Monneret. Apprendre la grammaire est une condition sine qua non d’accès à la maitrise de la langue écrite.

Des nouveautés, vraiment ?

M. Monneret présente comme des nouveautés certains types d’activités mis en avant par les ajustements 2018. Il attire notre attention sur deux éléments :

  • les exercices brefs, répétitifs, ritualisés ;
  • les travaux sur corpus : manipulation, classement, dégager une régularité, identifier la notion à partir de l’observation.

S’agit-il réellement de nouveautés ? On ne peut s’étonner que le nouveau texte de 2018 ait barré d’un trait de plume un paragraphe qui pourtant était en parfaite cohérence avec le premier point cité :

« Des activités ritualisées fixent et accroissent les capacités de raisonnement sur des énoncés et l’application de procédures qui s’automatisent progressivement. Des séances courtes et fréquentes sont donc le plus souvent préférables à une séance longue hebdomadaire. » (Programmes 2016, cycle 2)

M. Monneret ne donne aucune explication aux coupes sombres de cet ordre, que rien ne justifie, et qui semblent avoir fait perdre toute cohérence interne au texte « ajusté » et « clarifié »…

Quant aux travaux sur corpus, les techniques et démarches préconisées rappellent furieusement les programmes de 2002, époque où l’« observation réfléchie de la langue française » (expression honnie s’il en est !) avait été introduite. Qui croire, alors ? Comment un discours de clarification peut-il être aussi ambivalent, pour ne pas dire ambigu ?

Extrait des programmes de cycle 3, 2002

Florilège

Au fil de son intervention, les pétitions de principe et les arguments d’autorité sont légion dans le discours de M. Monneret. Florilège.

[sur l’utilisation du métalangage grammatical :] « Pour parler de la langue, c’est une chose extrêmement importante. »

[sur le caractère essentiel de l’étude de la langue :] « Une connaissance explicite des grandes articulations du système [de la langue] rend des services pour l’ensemble des capacités liées à la langue. »

On est bien loin, tout à coup, du pari de Pascal…

« La syntaxe joue un rôle important en français, et c’est pour cette raison qu’il est indispensable  de travailler sur les questions grammaticales. »

On ne voit pas en quoi le français serait, à cet égard, une exception par rapport aux autres langues.

Conceptions dépassées

Dans ses développements,  M. Monneret laisse entrevoir certaines conceptions datées faisant de toute évidence partie de son système de pensée.

Comptabilisant la « trentaine de notions au programme du CE1 au CM2 [2] » il laisse entendre que ce n’est pas si « extraordinaire » [à acquérir]. A un autre moment, il nous précise que son propos portera sur la grammaire, et non sur l’orthographe. Cette propension à cloisonner hermétiquement les sous-domaines disciplinaires, et à découper le programme en notions distinctes, puis à les répartir, bon an mal an, grâce à des repères de progression annuels, vont à l’encontre des principes d’apprentissage spiralaire que les programmes de 2016 avaient enfin réussi à concrétiser. C’est précisément dans les zones où se croisent orthographe et grammaire, écriture et orthographe, grammaire et compréhension, etc. que l’élève a le plus de chances de faire des liens entre des savoirs disparates, isolés, peu opératoires, qu’il acquiert tant bien que mal pendant les « leçons ». Nous aurions aimé avoir l’éclairage de M. Monneret sur cette question centrale.

Il faut se rendre à l’évidence : M. Monneret n’est pas un didacticien, et je ne lui en fais bien sûr le reproche. Je ne doute pas que, dans son domaine, il a publié des travaux de grande valeur. Pour autant, cette expertise dans des domaines très éloignés de l’école primaire ne fait pas de lui, d’un coup de baguette magique, un spécialiste de la didactique du français. Pourtant, il n’y a pas à chercher loin pour en trouver, des universitaires qui consacrent leur carrière à faire étroitement communiquer la didactique et les savoirs académiques !

Enthousiasme, exigence, curiosité…

Ce que j’ai appris pendant mes études supérieures, et notamment à l’Université d’Auvergne, auprès du Professeur Michel Fayol [3], c’est qu’il ne faut jamais se payer de mots. Se méfier de toutes les croyances, des fausses évidences, aller au cœur de l’acte d’enseigner et d’apprendre, comprendre les déterminants de l’efficacité de l’apprentissage, qu’ils soient d’ordre psychologique, linguistique, didactique, pédagogique, ergonomique, et articuler les divers champs scientifiques et pratiques pour mieux comprendre ce qui fait apprendre les élèves. L’impression générale laissée par cette intervention est malheureusement sa légèreté. Des propos à l’emporte-pièce (« les élèves ne retiennent jamais rien ») se mêlent à des considérations linguistiques très pointues. Sur le caractère prétendument novateur de tel ou tel aspect, on ne peut que remarquer l’absence de tout élément à l’appui d’assertions hasardeuses.

N’en concluez pas que je suis en désaccord avec tout ce que développe M. Monneret dans son intervention, loin s’en faut. Mais il m’est impossible de ne pas remarquer le manque de cohérence de l’ensemble, le flou dans les lignes directrices, et surtout, peut-être, l’absence d’un élan, d’une impulsion, si nécessaire pour réenchanter l’étude de la langue, pour en faire un objet de connaissances enseignables certes, mais aussi un moteur de curiosité et de plaisir pour les élèves. Pour réussir cette évolution, nul doute qu’il faut que les professeur·e·s des écoles prennent eux aussi, eux d’abord, plaisir à enseigner cette discipline souvent considérée comme ardue, inutilement austère, en un mot mal-aimée. Les IEN présents ce jour-là à l’ESENESR sont sans doute repartis dans leurs circonscriptions sans beaucoup d’enthousiasme à transmettre à leurs troupes.

Aller à la 1e partie de l’analyse

Aller à la 2e partie de l’analyse

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=xpNPC6ooOdk

[2] M. Monneret commet d’ailleurs ici une erreur factuelle : les programmes du cycle 3 concernent également la 6e, qui est totalement absente de ses propos.

[3] sans oublier Roland Goigoux, Rémi Brissiaud, Marie-Christine Toczek, Marcel Crahay, Mireille Brigaudiot, Pierre Sève, …

  1. Thierry Morisseau a dit :

    Merci pour ces trois parties, très intéressantes, qu’il faudrait envoyer à nos IEN.
    En classe, la plupart de mes collègues et moi-même sommes perplexes. Les dénominations de 2016 étaient apparemment trop claires: complément du verbe complète le verbe, complément de phrase complète la phrase, complément du nom complète le nom… (Notons aussi que la référence à l’orthographe rectifiée a disparu…)
    Comme il est dit, qui, parmi les adultes qui nous entourent, se souvient de sa grammaire ? Je l’ai moi-même redécouverte en passant le concours à 37 ans. Et pourtant, je sais rédiger et orthographier ! La grammaire n’a qu’un seul but, être au service de la langue écrite et parlée, comme la numération, les mesures, le calcul… sont au service des problèmes mathématiques. Nos élèves ne seront jamais des grammairiens…
    Pour conclure, il serait temps de réfléchir à des programmes pragmatiques et applicables de manière efficace en classe. Et en regardant la littérature, nombre de méthodes sont de ce point de vue intéressantes, car spiralaires et progressives… (Picot, Cléo, Brissiaud en maths…)

    • Je ne peux qu’approuver votre message ! Extrait d’un échange très récent sur le groupe facebook « le monde de Cléo » (on me demandait d’expliciter une règle d’accentuation)
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      Moi : mé/tro > qd je coupe à la syllabe, je constate que le « é » est bien en fin de syllabe, d’où l’accent. merci > mer/ci > pas en fin de syllabe, donc pas d’accent ! CQFD !
      Ma correspondante : Oui ça fonctionne bien… mais je ne fonctionne pour ma part pas du tout comme ça pour savoir si je mets un accent ou non… Est-ce ainsi que vous fonctionnez pour votre part (ou est-ce ainsi que avez appris enfant) ?
      Moi C’est mon prof de français en 4e ou 3e qui nous a appris cette règle (qu’il n’avait d’ailleurs pas inventée, hein !) La question n’est pas de savoir si on se souvient à l’âge adulte explicitement des règles qu’on a apprises à l’école, mais de fournir, en tant qu’enseignant·e, des procédures stables et de portée générale aux élèves, qui s’entrainent à les utiliser … qui les automatisent… puis qui oublient les règles elles-mêmes !
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      Cordialement