Oui, j’ai fait Mai 68, et ça ne me rajeunit pas !
Enfin… j’ai deux souvenirs précis de Mai 68. Pour vous dire la vérité, j’avais six ans alors, et j’étais abonné à Fripounet, magazine d’obédience chrétienne dont la devise était « À cœurs vaillants rien d’impossible ! » Le titre complet en était d’ailleurs Fripounet et Marisette, mais Marisette était écrit en tout petit… Quoi de plus normal pour un journal pré-soixante-huitard ?
Toujours est-il qu’au mois de juin, la grève paralyse les imprimeries et les PTT, et pendant trois longues semaines, j’attends en vain mon Fripounet dans la boite aux lettres familiale. Mélange de frustration et d’anticipation : je suis déjà un lecteur avide et, bien que trépignant d’impatience pendant une vingtaine de jours, j’imagine avec gourmandise le moment où trois numéros de Fripounet me parviendront enfin, d’un seul coup !
Hélas, trois fois hélas, les gauchistes, maos, trotskistes et cégétistes du monde des grands ont piétiné mes espoirs d’enfant. Voici ce qui finit par arriver un jour de juin :
Regardez en haut à gauche : ce numéro de Fripounet porte les numéros 24-25-26… mais n’était pas plus épais qu’un numéro ordinaire. Déception, et fin de la croyance naïve dans l’ordre des choses…
Autre anecdote de « mon » Mai 68 : mon institutrice était méchante. Je la craignais, bien que bon élève. Il nous fallait toujours nous tenir les bras croisés, dos contre le dossier du pupitre, en tout temps, sauf pendant l’écriture, à l’encre et à la plume Sergent-Major… Apprentissage si difficile ! Cette enseignante terrorisait toute la classe. Je me souviens que sa dureté et son manque d’empathie envers les élèves plus lents, plus fragiles, me révoltaient. Oui, un véritable sentiment d’injustice, d’impuissance, de rage, et personne pour tenir tête à cette mauvaise personne…
Or, j’avais dû voir à la télévision des images de manifs étudiantes à Paris, et dans ma tête d’enfant était né une sorte de fantasme, de rêve éveillé :
Nous sommes en classe, et de la rue provient la rumeur d’une manifestation étudiante. Soudain, une pierre vient casser un carreau. Notre institutrice en furie ouvre la fenêtre et apostrophe les étudiants : « Vous n’avez pas honte ? Je vais vous apprendre la politesse, moi ! » Mais les étudiants lui rient au nez et lui annoncent, avec aplomb, que le vieux monde est fini. À cœurs vaillants…
Cette rêverie me faisait du bien, elle me vengeait de ce sentiment confus de mal-être, de rébellion impossible contre les abus de pouvoir et la violence de cette enseignante qui hantait mes cauchemars.
Cinquante ans ont passé, mais ce souvenir est toujours là. De cette année de CP éprouvante est peut-être née ma future vocation d’enseignant, qui sait ? Mais je me suis toujours demandé ce qu’il était advenu de mes petits camarades humiliés, houspillés, moqués, maltraités sous mes yeux cette année-là. Dans les années 60, il est peu probable qu’ils aient réussi à entrer en 6e. Le mythe du « bon vieux temps » et de l’école de grand-papa n’a jamais existé pour moi, pas plus que pour Daniel Pennac, sans doute, auteur du magistral Chagrin d’école.