Le (fabuleux ?) destin d’Amélie

Écoutez cette histoire, que l’on m’a racontée.

Patrick est prof des écoles dans le Doubs, il m’a longuement téléphoné l’autre soir pour me parler d’Amélie, une de ses élèves de CE1. Amélie a huit ans. C’est une gentille petite fille  : bonne camarade, posée, très soigneuse, souriante, bref une élève modèle. Seulement voilà. Amélie ne sait ni lire ni compter. Elle a doublé le CP, sans entrer dans les apprentissages. Quand Patrick découvre son CE1, au mois de février dernier (après un congé pour convenance personnelle), la jeune collègue qui avait la charge de sa classe lui dresse un portrait alarmant de la situation d’Amélie : elle parvient difficilement à fusionner les syllabes simples, ne sait pas le nom de toutes les lettres, ou alors les confond, connait plus ou moins la comptine numérique jusqu’à 60, mais ne sait pas calculer, s’est enfermée dans des stratégies de contournement de la tâche (recopiant lettre à lettre les consignes ou le texte des exercices pour occuper le temps, mais sans leur attribuer aucun sens, ni exécuter aucune tâche). Amélie est en standby. Pas de PPRE en route, pas de différenciation, Amélie se fait simplement oublier, et donne l’impression d’être totalement étanche à toute forme d’apprentissage.

C’est la mère !

Patrick va à la chasse aux informations, auprès de la maitresse E, puis de la psychologue scolaire, puis de la directrice de l’école. Toutes les trois, quand il leur demande de parler d’Amélie, commencent par parler de sa mère : il faut s’en méfier, c’est une femme dangereuse, tout sucre tout miel un jour, mais ingérable le lendemain, qui refuse tout ce que l’école propose pour sa fille. D’ailleurs, elle a refusé une orientation en ULIS (ex-CLIS) pour l’année prochaine lors d’une équipe éducative en novembre dernier. D’ailleurs, il se dit qu’elle a eu maille à partir avec la justice, qu’elle a les services sociaux sur le dos… D’ailleurs, il y a le grand frère qui… Sans parler de la petite sœur qui… Le père est violent, il faut s’en méfier… La famille a connu un drame il y a quelques années… Oui, mais Amélie ?

La maitresse E a cessé les prises en charge d’Amélie : le peu qu’elle apprenait était oublié à la séance suivante. La psychologue dresse un constat sans appel : Amélie est incapable d’apprendre. Le bilan établi il y a un an est sans ambigüité. Et comme la famille ne se montre pas coopérative, comme l’orientation en ULIS a été refusée, comme tous les efforts déployés autour d’Amélie ont échoué, il n’y a plus qu’à attendre le CE2, le naufrage total d’Amélie, et là, peut-être, la mère se rendra compte qu’il n’y a pas d’autre solution que l’ULIS.

Bienveillance

Patrick est abasourdi. Au cours de sa déjà longue carrière, il a rencontré pas mal d’élèves en difficulté, mais jamais il ne s’est trouvé confronté à une situation de ce type. Son impression est que tout s’est ligué contre Amélie, et que la vie et l’école n’ont guère montré de bienveillance à son égard. Destin compliqué, trajectoire difficile.

Surtout, une phrase reste en travers des oreilles de Patrick : « Amélie est incapable d’apprendre ». Dans la bouche d’une psychologue scolaire, il n’avait jamais entendu ça. Et sa conviction est tout autre : tout.e élève est capable de progresser, si peu soit-il, et tout.e élève en perdition a droit au branle-bas le combat, à la mobilisation générale, c’est la mission même de l’école de tout faire pour l’aider. Combats épuisants, souvent décourageants, qui demandent une énergie folle pour des résultats hypothétiques. Patrick sait tout ça, mais on ne le refera pas.

Patrick prend le temps d’observer Amélie dans la classe : elle est remarquablement bien insérée, les autres ne se moquent pas d’elle, ne la rejettent pas, l’aident souvent, quoique maladroitement. Tout le monde sait qu’elle ne lit pas, qu’elle ne calcule pas, mais comme elle n’a pas le comportement typique de l’élève en perdition, qui fait tout pour perturber la classe, elle est acceptée telle qu’elle est. Ce comportement bienveillant de ses élèves est un point positif… Ouf, enfin un !

Patrick change Amélie de place, pour rendre impossibles toutes ses stratégies d’évitement. Son objectif premier est de sortir son cerveau de l’hibernation. A l’école, on vient pour réfléchir. Elle dont le premier réflexe, quand une tâche est donnée, est de saisir son stylo pour copier, pour se donner une contenance,  une occupation, il l’oblige à poser le stylo, à penser, à essayer de lire, de comprendre les tâches, à écouter les explications, à interagir. C’est loin d’être gagné car Amélie ne déchiffre rien toute seule. Ce qu’elle parvient à déchiffrer ne lui donne aucun accès au sens. Il faut donc oraliser, reformuler, lire pour elle, fusionner les syllabes pour elle, distinguer b et d, p et q, on et ou… La tâche est immense.

Agir

Patrick s’interroge sur la stratégie à adopter : la logique voudrait sans doute qu’il fasse travailler Amélie avec une méthode de lecture de CP, pour assurer la différenciation dont elle a grand besoin. Mais alors, Amélie va totalement être exclue de la « communauté apprenante » de la classe, elle ne pourra plus participer aux moments de travail collectif, et surtout, pour elle, c’est la certitude d’écarts qui vont aller se creusant, jusqu’à devenir infranchissables. Patrick choisit une autre voie, qu’il qualifie d’audacieuse et incertaine. Il utilise CLÉO en classe. Au CE1, me dit-il, CLÉO reste à la portée de tous les élèves, même en deuxième partie d’année. Les textes y sont courts, les phrases sur lesquelles on travaille en étude de la langue sont accessibles, les nombreuses illustrations étayent le raisonnement, le format stabilisé des activités permet à tous les élèves de prendre le temps de réussir les tâches. (Merci Patrick, ça fait plaisir à entendre !) Il fait donc le pari d’apprendre la lecture à Amélie dans CLÉO, et accessoirement, de tenter qu’elle ne perde pas complètement pied en étude de la langue. En mathématiques, même stratégie avec Picbille. Patrick se promet de consacrer le plus de temps possible à Amélie, de se montrer à la fois exigeant et bienveillant, et de lui faire comprendre qu’il croit en sa capacité à progresser.

Il y a dans la classe un élève dyspraxique, Matéo, accompagné par Charline, son AESH (ex AVSI) pendant 16 heures par semaine. Matéo est un élève vif et brillant, qui nécessite surtout une aide pratique pour les gestes du quotidien. Charline a donc souvent le temps de s’occuper d’autres élèves. Patrick comprend le parti qu’il peut tirer de cette opportunité : il place Amélie tout près de Charline. Désormais, dès que Charline en aura le temps, elle accompagnera très étroitement Amélie dans ses efforts de lecture, de calcul, avec comme consigne de ne jamais faire à la place d’Amélie, mais de la « bombarder » cognitivement, de ne pas lui laisser de répit. Une prise en charge de la difficulté « à la finlandaise », serais-je tenté de dire : intensive, quotidienne, au sein même des activités ordinaires de la classe. Amélie, qui menait jusque là une existence paisible et discrète, est sensible à ces marques d’attention. Elle se dit souvent fatiguée, fait comprendre parfois qu’elle souhaiterait qu’on la laisse tranquille, mais globalement elle s’accroche. Elle est volontaire pour s’engager dans les apprentissages, et fait du mieux qu’elle peut, le plus souvent, avec beaucoup de ténacité.

Patrick rencontre la maman d’Amélie à plusieurs reprises. Son attitude n’est pas hostile, mais on sent une défiance générale vis-à-vis de l’école, des psys, … A la surprise de Patrick, elle accepte qu’Amélie participe aux APC, alors qu’elle avait toujours refusé jusque là. Elle dit que sa fille a maintenant beaucoup de plaisir à venir à l’école, et Patrick sent qu’une relation de confiance est en train de s’établir avec cette famille.

Epilogue

Il est temps de finir cette belle histoire. Moins de trois mois après l’arrivée de Patrick dans cette classe, Amélie a fait d’énormes progrès en lecture et en maths. Elle déchiffre de manière presque autonome, y compris les graphèmes complexes. Elle accède au sens de ce qu’elle lit. En étude de la langue, en compréhension de l’implicite, elle a fait aussi des progrès spectaculaires.

Elle ne confond plus 14, 40 et 80. Mieux : elle manipule les centaines et s’est approprié le système numérique. Elle apprend, comme les autres élèves, à multiplier. La classe toute entière l’a portée, l’a encouragée, l’a applaudie parfois. Pour Amélie, l’avenir s’éclaire un peu : elle ira l’an prochain au CE2. La famille va faire une demande d’AESH pour continuer une prise en charge de même type.

Que conclure de tout cela ? Tout se passe comme si Patrick avait délivré une « autorisation d’apprendre » à Amélie. La confiance, la bienveillance, la certitude que tout.e élève peut progresser, quelle que soit son histoire personnelle, l’ouverture d’un espace de « sécurité cognitive », à la fois motivant et exigeant, la prise en compte du fait que les parents sont les premiers éducateurs de leur enfant, le respect de leurs choix, et surtout le refus de la fatalité, du destin tout tracé. Une pédagogie qui met clairement les élèves en difficulté au cœur des priorités de l’enseignant.  Une différenciation organisée pour ne pas augmenter les écarts, mais les réduire. Une pédagogie de la coopération, de l’entraide, et non de la compétition entre élèves…

You may say I’m a dreamer,
but I’m not the only one…

Bon vent, Amélie !

  1. Merci pour ce très beau témoignage qui nous fait rêver et qui est vraiment porteur d’espoir. Cela ressemble un peu à ce que j’ai vécu cette année au Cp avec un petit garçon dont on m’avait fait un portrait très negatif en fin de Gs ( (Enseignante, directrice et psychologue). Je ne l’ai pas laissé tomber. J’ai choisi de le mettre devant les 3 derniers mois de l’année. Heureusement, il a eu une Evs en février. OUF ! Tous les trois nous avons fait du bon travail ! Les autres élèves étaient toujours là aussi pour le féliciter ou lui montrer la bon chemin. Les parents étaient méfiants au départ, surtout le père. Quelle belle reconnaissance, en avril, à la fin de l’équipe de suivi de scolarité, lorsque la maman m’a remerciée pour tout le travail accompli et que le papa m’a serré la main en me remerciant également et en m’adressant un petit sourire sincère ! Je n’oublierai jamais cette famille et cet élève qu’on disait déficient, boudeur et caractériel. Une année difficile mais…une belle rencontre qui ne me laisse pas indifférente.
    You may say I’m a dreamer,
    but I’m not the only one…