Le problème avec les phonèmes

Puisque la conscience phonémique est un bon prédicteur de la réussite en lecture, (voir l’article précédent Do you read English ?) on pourrait être tenté de vouloir la développer précocement à la maternelle. Mais c’est oublier, pour prendre une image familière, que ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on accélère sa croissance… Une proportion importante d’élèves de 4-5 ans ne comprennent pas la visée des activités de conscience phonémique, pour une raison simple : quand on essaie de les faire travailler sur les phonèmes, plus petites unités de l’oral, ils/elles ne perçoivent pas une succession de phonèmes … mais une succession de syllabes.

Les phonèmes sont des éléments de nature conceptuelle, qui ne « tombent pas sous le sens ». De ce fait, le temps prématurément consacré à ces activités très pointues est bien souvent du temps perdu pour ces élèves, qui restent en retrait des séances, tentent de se comporter conformément aux attentes de l’enseignant·e ou encore ajustent leurs réponses en fonction de la réaction de leurs camarades plus avancé·e·s, mais sans accéder à une compréhension authentique des activités.

Est-ce à dire qu’il est inutile de proposer des activités de conscience phonémique en GS ? Non, bien sûr. Mais pour que ces activités soient réellement efficaces pour tou·te·s les élèves, il faut qu’elles soient véritablement à leur portée.


Qu’appelle-t-on conscience phonologique et conscience phonémique ?

Il apparait utile de distinguer clairement la conscience phonologique et la conscience phonémique, les deux termes pouvant prêter à confusion.

La conscience phonologique peut être définie comme la compétence à observer et manipuler la langue orale dans ses différentes dimensions (énoncés, mots, syllabes, rimes, phonèmes) pour elle-même, et non pas pour le message qu’elle porte : il s’agit d’une compétence métalinguistique.

Par exemple, si je dis : « Va fermer la porte ! », l’enfant qui s’exécute a compris le message sans porter attention aux mots qui le composent.

En revanche si je dis « Va la porte fermer ! », et que l’enfant m’interpelle en me demandant pourquoi j’ai dit les mots « à l’envers », il manifeste une réflexion non sur le message lui-même, mais sur la manière dont je l’ai formulé. Il manifeste sa prise de conscience que le langage oral peut être observé pour lui-même.

La conscience phonologique se développe successivement sur :

  • les énoncés (exemple ci-dessus) ;
  • les mots (que je peux répéter, supprimer, prononcer en ménageant des pauses, …) ;
  • les syllabes et les rimes (que je peux repérer, répéter, supprimer, remplacer, …) ;
  • les phonèmes (que je peux repérer, isoler, remplacer, … ).

C’est cette dernière aptitude qu’on appelle la conscience phonémique, à ne pas confondre avec la conscience phonologique qui englobe toutes les unités (de l’énoncé au phonème).


La syllabe, voie privilégiée d’accès à la conscience phonémique

La syllabe est l’outil universel le mieux adapté pour étudier l’articulation oral/écrit en maternelle, et ce pour plusieurs raisons :

  1. La syllabe (orale) est perçue spontanément par tou·te·s les élèves ou presque : quand on organise un entrainement progressif et structuré, ils/elles parviennent à la manipuler, à l’isoler, à la repérer, à segmenter des mots, à compter le nombre de syllabes. Il est donc judicieux de s’appuyer sur cette unité de la langue pour construire le socle des compétences phonologiques avant de s’intéresser aux capacités plus fines de perception et de manipulation du phonème.
  2. La syllabe écrite est constituée d’une ou plusieurs lettres (généralement de une à trois lettres) qui donnent une réalité visible, concrète, stable et manipulable aux syllabes. Par exemple, il est facile de repérer dans différents mots une même syllabe se prononçant de la même façon. Quand je segmente le mot « koala » en syllabes, j’entends la syllabe /la/ à la fin du mot. Dans « lapin », j’entends la même syllabe en premier. Quand j’observe ces deux mots écrits (discrètement segmentés en syllabes), je suis en mesure de repérer visuellement que la syllabe orale /la/ s’écrit avec deux lettres, L et A :

    Tous les élèves de GS sont en mesure de faire ces observations, et ce lien explicite entre syllabe orale et syllabe écrite contribue à établir solidement des connaissances de base :

    • Le langage oral est codé à l’écrit au moyen de lettres.
    • L’écrit n’est pas une suite de lettres aléatoires : des règles en organisent la permanence.
    • La syllabe LA s’écrit et se prononce systématiquement /la/. [Evidemment, en maternelle, on travaille exclusivement sur les rapports graphophonologiques réguliers.]
    • Une syllabe peut être constituée d’une, deux, trois lettres, parfois plus.
    • Une syllabe que je distingue à l’oral sera codée à l’écrit au moyen de lettres dont je connais le nom, dans un ordre établi que je peux mémoriser.

Qu’est-ce qui rend la perception des phonèmes si difficile pour les élèves de maternelle ?

Les phonèmes, au sein d’une syllabe, ne font pas que se succéder : ils sont fusionnés. Avec un logiciel d’analyse sonore, il est impossible de tracer, au sein de la syllabe /la/, une limite précise entre le son /l/ et le son /a/, et pour cause : la fusion des deux phonèmes crée un « fondu-enchainé » très différent d’une simple succession.

L’équivalent visuel de ce phénomène pourrait être le suivant :

Le mélange des deux « couleurs » a créé une autre couleur !

De même, la fusion des phonèmes au sein de la syllabe crée un fondu-enchainé sonore qu’il est difficile d’analyser :

Où s’arrête le son /l/, où commence le son /a/ ? Impossible de le dire. La conscience phonémique est donc un apprentissage ardu, de nature conceptuelle, et faisant appel à des capacités d’abstraction hors de portée de nombre d’élèves de 5 ans.


Pourquoi travailler la conscience phonologique au niveau de la syllabe et non du phonème ?

L’assemblage des sons de la langue, transcrits par les lettres de l’alphabet, est comparable pour l’enfant à un jeu de construction dont il s’agit d’assembler et de manipuler les briques. Lorsqu’on travaille au niveau du phonème, le jeu de construction s’apparente à celui-ci :

Les briques, très petites, sont difficiles à manipuler, à assembler, et font référence à des unités sonores très courtes, évanescentes, difficiles (voire impossibles) à prononcer isolément… Les élèves risquent fort de s’en désintéresser. Mais lorsqu’on travaille la phonologie au niveau de la syllabe, le jeu ressemble plutôt à cela :

Les briques du jeu, adaptées aux doigts des enfants, sont beaucoup plus faciles à assembler et à manipuler. Chaque brique fait référence à la fois à une représentation sonore et à une représentation visuelle. Si l’association de la syllabe écrite et de sa réalisation sonore n’est pas encore mémorisée, l’élève sera en mesure de récupérer l’information au moyen de mots référents aisément accessibles dans la classe grâce à des fiches ou à des syllabaires :

Certain·e·s élèves, les plus habiles, ou encore celles et ceux ayant bénéficié dans leur milieu familial d’une première sensibilisation aux lettres et aux sons qu’elles produisent, seront capables d’emblée de procéder à des fusions de phonèmes. Et, du point de vue de leur parcours scolaire, il est évident que ces élèves sont sur une trajectoire très favorable ! Mais si ces élèves particulièrement avancé·e·s ont des capacités précoces, cela ne signifie pas que tou·te·s pourront faire la même chose. Ils/Elles constituent l’exception, et non la règle, et ce n’est pas sur eux/elles qu’il faut régler le rythme et la teneur des activités proposées à l’ensemble de la classe : le risque serait grand de perdre en route la majorité des autres élèves.

Cela ne signifie pas non plus que ces élèves aux compétences remarquables vont ronger leur frein en attendant que les autres progressent : ils/elles seront en mesure d’explorer et d’analyser les éléments constitutifs de la syllabe (les graphèmes) et de découvrir les correspondances graphophonémiques, ainsi que de s’essayer à la fusion phonémique (le « B-A BA »). Dans C.L.É.O. GS, le rythme d’apprentissage s’adapte souplement à chaque élève et la différenciation est intégrée à la démarche, sans prévoir de matériel ou d’activités spécifiques pour les élèves les plus fragiles.

Travailler en profondeur la conscience phonologique au niveau de la syllabe, et non du phonème, est selon nous la réponse la plus efficace, car ces manipulations sont à la portée de tous les élèves, quel que soit le milieu familial, quels que soient les apprentissages précoces éventuellement entrepris en dehors de l’école.

C.L.É.O. GS, vous l’avez compris, s’organise massivement autour de la conscience phonologique au niveau de la syllabe. Cela ne signifie pas qu’on ne chemine pas vers la conscience phonémique : il s’agit plutôt de ne pas bruler les étapes.


Progresser vers la conscience phonémique : comment procéder ?

C.L.É.O. GS permet à chaque élève, au moment où il/elle y est prêt·e, de percevoir les phonèmes de la langue, dans une progressivité des activités de découverte, d’exploration, de structuration des connaissances.

Les phonèmes les plus simples à percevoir et à isoler sont les sons-voyelles :

  • d’abord transcrits par une voyelle unique : A, É, I, O, U ;
  • puis transcrits par une suite de deux ou trois lettres : AN, EAU, OU,
  • Ils sont faciles d’accès quand ils constituent le phonème unique d’une syllabe, notamment en position initiale : A/DÈ/LE – OU/RA/GAN – U/SI/NE.
  • Ce sont ces phonèmes vocaliques qui seront travaillés en priorité.
  • Ensuite viennent les phonèmes transcrits par les consonnes fricatives, dont on peut prolonger le son : F, J, L, M, N, R, S, V, Z.

Les programmes précisent que c’est cette catégorie de phonèmes qu’il faut travailler en GS. On a vu que si ce sont les phonèmes consonantiques les plus accessibles, ils n’en sont pas moins difficiles à appréhender pour beaucoup d’élèves.

Enfin viennent les phonèmes transcrits par des consonnes occlusives, pratiquement impossibles à prononcer isolés, et dont on ne peut prolonger la durée : B, D, K, P, Q, T… Ces consonnes occlusives ne seront véritablement perçues, isolées et étudiées qu’au CP, sauf pour les élèves les plus avancé·e·s qui quitteront la maternelle avec une connaissance quasi complète des relations graphophonémiques.

Un autre facteur de complexité à prendre en compte est le nombre de phonèmes constituant une syllabe : Il est évidemment bien plus difficile de discriminer, dans l’ordre, les phonèmes du mot « sprint » /sprint/ (mot monosyllabique, 6 phonèmes), par exemple, que ceux du mot « vu » /vy/ (mot monosyllabique, 2 phonèmes).

Dans C.L.É.O. GS, nous insistons sur les syllabes les plus accessibles à l’analyse, constituées soit d’un phonème voyelle unique, soit d’une consonne fricative suivie d’une voyelle (structure CV, consonne/voyelle, par exemple MA, NO, RA, VI, etc.). On attirera l’attention, patiemment et progressivement, sur les lettres qui composent ces syllabes.

Écoutons le MA de « maman », le MI de « fourmi », le MO de « moto »… Ces syllabes ont une lettre en commun. Si j’enlève le I, le A, le O, qu’est-ce qu’il reste ? Qu’est-ce que j’entends au début de MA, MI, MO ? Peu à peu, et chacun·e à son rythme, les élèves apprennent à isoler le phonème /m/ et à l’associer à la lettre M. Mais tant que certain·e·s n’y sont pas prêt·e·s, on leur permet de continuer à manipuler les syllabes sans aller jusqu’au niveau du phonème.

Loin de faire perdre du temps, ou d’être attentiste, cette approche permet à chaque élève de travailler dans sa zone de développement proche.

Nous verrons, pour la conclusion de cette série d’articles, qu’il existe un pays où cette découverte de l’écrit par la syllabe est mise en pratique avec succès. Accrochez vos ceintures, demain je vous emmène en Corée !


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