Nous avons vu dans l’article précédent (Comprendre les systèmes d’écriture pour mieux enseigner le nôtre) que pour accéder au code de l’écrit, l’enfant doit faire évoluer ses représentations et les ajuster à l’organisation d’une langue alphabétique comme le français. Ce faisant, il reproduit peu ou prou l’évolution historique des systèmes d’écriture. La clé de toute langue alphabétique, c’est la compréhension que les sons de la langue (les phonèmes) sont transcrits par des lettres (ou groupes de lettres), les graphèmes. Si ce principe de base semble aller de soi pour toute personne ayant appris à lire, il n’en est pas de même, évidemment, pour les élèves de 4 ou 5 ans qui démarrent la grande section de maternelle…
L’œuf et la poule
Nous allons aujourd’hui nous consacrer à l’examen d’une question cruciale … qui n’a pas de réponse simple : Faut-il devenir habile à manipuler les phonèmes pour réussir son entrée dans la lecture-écriture, ou bien est-ce le démarrage de l’apprentissage de la lecture-écriture qui favorise l’habileté à manipuler les phonèmes ?
Autrement dit : La conscience phonémique est-elle un prérequis à l’apprentissage de la lecture, ou bien apparait-elle à l’occasion de cet apprentissage ?
La recherche a produit des résultats divergents sur cette question. Pour synthétiser, on peut dire que la conscience des phonèmes ne s’améliore réellement qu’à partir du moment où l’on apprend la langue écrite. Les chercheurs s’accordent à dire que c’est généralement autour de 6 ans que l’enfant est prêt à manipuler les phonèmes avec habileté. Par exemple, dans une étude de Liberman de 1974, les performances de segmentation syllabique et phonémique sont testées à 4 ans, 5 ans et 6 ans : Les habiletés phonologiques au niveau du phonème ne progressent fortement qu’à 6 ans, au moment où l’élève commence l’apprentissage formel de la lecture-écriture.
On constate qu’à 5 ans, seuls 17% des élèves sont capables de segmenter un mot en phonèmes, alors que près de la moitié sont capables de segmenter le même mot en syllabes. Ce n’est qu’à 6 ans que les performances grimpent en flèche, au moment de l’entrée dans l’apprentissage de la lecture.
D’autres recherches constatent par ailleurs que les élèves ayant développé des habiletés remarquables en conscience phonémique dès la maternelle ont les meilleures chances de réussir leur entrée en lecture-écriture au CP. Ces élèves sont capables, par exemple, de déterminer que le mot « café » est constitué de quatre phonèmes : /k/ /a/ /f/ /é/ . [source : Ehri, Linnea et , « Phonemic awareness instruction helps children learn to read: Evidence from the national Reading Panel’s meta-analysis », Reading Research Quarterly, 36(3), p. 250-287, 2001.]
Il est donc crucial de se demander dans quelles conditions d’entrainement ces habiletés se développent de manière optimale. La recherche a établi qu’un entrainement à la conscience phonémique sans support écrit est moins efficace qu’un entrainement ménageant des liens explicites entre les unités de l’oral et de l’écrit.
Ainsi, on lit dans le Guide Éduscol, Pour préparer l’apprentissage de la lecture et de l’écriture à l’école maternelle, 2020 :
« Les entrainements phonémiques sont plus efficaces quand ils portent sur le lien oral-écrit (lettres-sons, par exemple) comparativement aux entrainements effectués uniquement à l’oral ou avec des supports visuels comme des images. »
On constate que ce guide cite en exemple les relations entre les lettres et les sons, mais ne dit mot des liens unissant syllabes écrites et syllabes orales. La syllabe est pourtant évoquée plusieurs fois dans ce guide : on propose de recourir à la segmentation et au comptage de syllabes, mais à aucun moment d’associer explicitement syllabe orale et syllabe écrite. Cela peut paraitre étonnant quand on sait que la conscience phonologique au niveau de la syllabe est –sans conteste– une habileté de base accessible à la majorité des élèves… Nous y reviendrons.
Essayons de faire le point.
Un élève de Grande Section qui sait segmenter un mot en phonèmes connaitra, selon toute vraisemblance, une entrée dans la lecture-écriture aisée. Cette donnée semble faire pencher la balance du côté du prérequis (c’est-à-dire de l’œuf ) : discriminer les phonèmes serait donc un préalable à l’apprentissage de la lecture, et même un prédicteur de la réussite. Cependant, force est de constater que moins d’un élève sur cinq en GS manifeste cette compétence, qui semble ne se développer réellement qu’à l’occasion de l’apprentissage de la lecture, c’est-à-dire au moment des premiers mois de CP. Ici, la balance penche nettement du côté de la poule… Que faut-il en conclure ? Il pourrait être tentant de « faire le forcing » en grande section : tous les élèves développeraient précocement (?) cette habileté à manipuler les phonèmes, ce qui ne pourrait que favoriser l’apprentissage de la lecture l’année suivante. Mais ne sautons pas aux conclusions trop vite…
Il existe en effet un biais qu’il me semble nécessaire d’explorer en détail. Le mouvement actuellement mis en avant de l’evidence-based practice, la pratique basée sur des preuves, s’appuie massivement, en matière de didactique de la lecture-écriture, sur la recherche anglo-saxonne.
Dans le domaine de la didactique des maths, Rémi Brissiaud posait la question suivante dans « Apprendre à calculer à l’école » (éd. Retz, 2013) :
Pourquoi Matthieu ne sait-il pas calculer ? Parce qu’il apprend à compter comme Matthew.
A sa suite, je veux souligner les différences fondamentales qui existent entre l’anglais écrit et le français écrit, et les conséquences qu’il est nécessaire d’en tirer pour la didactique de la lecture-écriture de notre langue.
Les directives sur lesquelles est fondée en France l’evidence-based practice s’appuient le plus souvent sur des études concernant des enfants apprenant à lire en contexte anglophone. Or, l’anglais et le français ont des caractéristiques radicalement différentes, notamment en situation scolaire, au tout début de l’apprentissage. C’est ce que nous étudierons en détail dans le prochain article…
A demain !
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